Après cinq années de projet Mini, à foncer tête baissée vers un seul but, c’est la page blanche : tout est possible, tout reste à inventer.

C’est à la fois terriblement excitant et incroyablement vertigineux. 

Continuer le Mini, en série ou en Proto avec les passionnés de la technique, rejoindre les ultra-performeurs de la Classe Figaro, ou les fous du grand large de la Class40 ? Heureusement pour moi, certaines options s’effacent d’elles-mêmes, car trop coûteuses et trop techniques pour mon niveau actuel (IMOCA, Ocean50 ou Ultim). Donc pas de trimaran de course à plusieurs millions d’euros. Bon, ça c’était un choix facile à faire…

Le Figaro alors ? C’est le domaine des champions depuis la maternelle, ceux qui ont fait les Jeux olympiques en dériveur, qui ont passé leur vie sur l’eau, qui donneraient un bras pour gagner une seconde sur un classement. Je ne m’y retrouve pas trop. Oui, j’adore la compétition, mais ce n’est pas ce qui me porte. Le niveau d’exigence du circuit Figaro ne permet pas vraiment aux coureurs de prendre du temps pour autre chose. Or moi, j’aime plus l’idée de partager une folle aventure, d’emmener un maximum de gens avec moi, et donc d’avoir du temps pour raconter le projet et aller au contact de mes partenaires.

Continuer en Mini de Série ? Pourquoi pas, ce n’est pas comme si je n’avais plus rien à apprendre… Mais j’ai envie de plus de challenge ! D’aller plus loin, de découvrir un nouveau support, de nouveaux horizons.

Aujourd’hui mon cœur penche entre deux projets : un Mini Proto que je ferais éco-construire, et un projet Class40. Entre envies, peurs et doutes, aujourd’hui dans ma tête c’est le sac de nœuds !

 

Comment mettre de l’ordre dans ce véritable sac de nœuds ?
Peser le pour et le contre et démêler tout ça,
pour trouver le projet qui me correspondra le plus.

© Victoire Martinet

 

[Un projet pour la scientifique en moi ]

Construire un Proto, c’est mettre les mains dans le cœur de la machine, et l’ingénieure en moi adore ça ! J’apprendrai à lire des plans d’architecte, à comprendre les choix de structure, les dimensionnement des tissus pour résister aux efforts, les placements de chaque appendice selon des calculs hydrodynamiques et aérodynamiques, ou encore l’optimisation de l’ergonomie pour des manœuvres simplifiées et un confort humain décent.

C’est aussi suivre un chantier de A à Z, choisir les fournisseurs, chacun des composants, apprendre à faire les choses par moi-même pour ensuite pouvoir en surveiller l’exécution. C’est engranger des compétences folles sur le calcul de structure d’un bateau, sur les techniques de fabrication, sur le suivi d’un chantier, sur la gestion d’un projet. Des compétences qui me serviront par la suite sur des projets plus grands, ou si un jour je ne peux plus/ne veux plus être skipper.

[Sécuriser une porte de sortie]

Quand je suis rentrée de la Transat avec un compte bancaire vide et qu’il a fallu à nouveau lever des fonds, je me suis posée une sacrée question : si je n’y arrive pas, je fais quoi ? Retourner bosser dans un bureau dans une grande ville ? Je serai trop malheureuse loin de la mer…

Il faut donc trouver un job dans la voile. Mais quoi ? Moi j’adorerais être Boat Captain, l’équivalent du CSO dans un Team de Course au Large. Le Boat Captain est en charge de tout ce qui touche au bateau : entretien, réparations, optimisations, design de nouvelles pièces, et gestion de chaque chantier (matériaux, calendrier, budget, main d’œuvre, etc). Mais ces postes n’existent que dans des gros Teams (IMOCA, Ocean50, etc) et ces bateaux demandent un peu plus de connaissances techniques que d’avoir juste préparé son Mini. Alors que construire un bateau de A à Z, ça c’est une ligne sur le CV qui ouvrirait des portes !

En est-il de même pour quelqu’un qui a monté un ‘simple’ projet Class40 ? Je ne sais pas.

[Ouvrir une nouvelle voie / Donner du sens]

Faire un bateau à partir de zéro, c’est aussi l’occasion de choisir des matériaux nouveaux et des fournisseurs éthiques, en essayant de minimiser au maximum le bilan carbone total de la construction. C’est proposer une nouvelle façon de construire des bateaux, essayer d’insuffler un changement et mettre du sens au cœur de mon projet. Pour les partenaires, aussi, c’est l’occasion de raconter une belle histoire.

En Class40, on resterait sur un projet classique, mais rien n’empêche de donner du sens autrement (notamment à travers mon engagement pour les femmes, qui me tient tant à cœur). 

[Syndrome de l’imposteur]

Et finalement, pourquoi passer sur plus grand ? Ce n’est pas comme si tu avais gagné la Mini Transat ; tu as encore à apprendre dans ton domaine… N’est-ce pas avoir les yeux plus gros que le ventre que de vouloir un bateau deux fois plus grand ? Est-ce que tu as le niveau ? Est-ce que tu le mérites ? Ça cogite…

[Un peu peur ?]

‘Attention le Class40 c’est hyper physique’, ‘tu verras, c’est un sacré niveau’, ‘en Class40 tu n’as pas le droit à l’erreur’, ‘ce sont des bateaux ultra violents’, ‘ce n’est pas pour tout le monde’, ‘le Class40 en solo c’est un autre monde’, ‘même untel a eu peur sur la Transat’, …  Ce n’est pas que les skippers veulent me dissuader, mais il y a quand même une marche à gravir. Est-ce que mon envie dépasse la raison ? Faut-il écouter ses peurs ? Ça reste dans un coin de ma tête… (Sans parler de mes parents qui ont plein d’idées pour ma carrière, du moment que ça m’éloigne au maximum de la course en solo…)

[Envie d’avoir le droit à l’ambition]

Un sentiment, qui n’est peut-être pas très avouable, mais que je ressens, est une forte envie de ‘jouer avec les grands’. J’en ai marre de voir, dans les milieux professionnels comme en course au large, que les grands postes sont réservés aux hommes. Moi aussi je veux un gros bateau, aller très vite, jouer sur les grosses courses. Une seule skippeuse en Class40 au départ de la Transat CIC, ça m’embête beaucoup. Vraiment beaucoup. Ça me met presque un peu en colère. Alors repartir pour une 5e et 6e année de Mini, dans le fond, ça me froisse. Et si j’allais pousser des portes pour créer les moyens de ma propre promotion professionnelle ? Mince alors !

[De l’importance des budgets]

2 années de Proto vs 2 années de Class40, c’est passer du simple à plus du double. Et cela a son importance sur deux points.

D’abord, c’est de l’argent en plus à aller chercher, et ça, pour l’avoir beaucoup fait en Mini, je sais que c’est un travail laborieux, de longue haleine et très dur mentalement : car il faut se vendre, expliquer, convaincre, encore et encore, sans jamais s’essouffler ou perdre la motivation.

Ensuite, être sur un bateau plus coûteux, cela signifie que tout est plus cher, et donc la moindre casse peut vite poser problème. Perdre une voile n’est pas aussi dramatique quand elle coûte 2 000 vs 10 000 euros… C’est donc une épée de Damoclès en permanence au-dessus de la tête des coureurs, et si l’on navigue à vue avec un budget serré, il peut être très difficile de tout donner dans les courses de peur de casser.

[Grandir pour être soulagée]

Monter un projet Class40, c’est porter absolument une très grosse entreprise, avec un bateau exigeant (qui demande beaucoup de temps passé sur  l’eau), un bateau technique (du temps passé à bricoler), une logistique complexe (courses longues, escales, réparations), des partenaires qui mettent un vrai budget (et donc pas mal de contreparties à réaliser),…

Et certes, le projet prend de l’ampleur, mais on monte aussi une équipe qui va pouvoir nous aider. Après cinq ans de Mini à être responsable de 100% des tâches, pouvoir déléguer, et à des gens plus compétents que moi, sera un vrai soulagement. Si le skipper a un peu plus de pression, il a moins de charge mentale ! Ce serait un plaisir de travailler enfin avec des gens, d’avoir une équipe investie dans le projet et ne plus être la seule à porter la charge sur mes épaules.

[Construire une entreprise, un monde à part]

Longtemps cheffe scout, j’ai toujours adoré avoir la responsabilité de mener une équipe. Définir des règles bienveillantes, savoir motiver ses troupes derrière une aventure, leader par l’exemple, créer une ambiance au top et un environnement où chacun trouve la place de s’exprimer et l’opportunité de grandir, je crois que c’est une aventure qui me botte ! Est-ce que je ne commence pas déjà à penser à l’écurie ‘Les Déferlantes’ ? Peut-être bien…

Lancer un nouveau projet éveille également d’autres doutes,
de dimension sociale cette fois, en tant que citoyenne, et en tant que femme. 

 

[31 ans…et après ?]

Le temps passe vite quand on fait ‘ces histoires de bateau’… Déjà six ans que j’ai quitté le monde ‘normal’… Et si aujourd’hui je me professionnalise, et que je retrouve dans ces projets les dimensions entrepreneuriales, techniques et stratégiques d’un vrai ‘job de bureau’, on reste sur un monde atypique…

Et, à 31 ans, quand toutes tes copines en sont à leur 2e investissement immobilier et à leur 2e enfant et que toi tu es plus focus sur ton 2e bateau, tu cogites un peu… Même si je suis très heureuse de là où je suis, que j’adore l’univers dans lequel j’évolue et le projet que j’ai construit, la pression sociale n’est jamais très loin… Mais merci aux copines et à leurs petits trésors, car j’ai plein de petits câlins quand je rentre à terre et ça, c’est un vrai bonheur !

[Précarité]

La course au large est un métier de passionnés, avec tout ce que cela implique : travailler tous les jours, jamais de longues vacances, un rythme complètement aléatoire, un salaire relativement faible, et toujours l’inconnu devant. On travaille sur des contrats de deux à quatre ans, et après la ‘grande course’, il faut tout relancer.

Tel un entrepreneur, il faut remonter une boîte tous les quatre ans. Alors, certes, on ne part pas de zéro, car on est fort des expériences précédentes, mais l’énergie à remettre est la même. Tous ceux qui l’ont fait vous le diront : lancer une boîte c’est un effort de malade. De même en entreprise : vous avez tous vécu ces ‘six mois où il faut tout donner’ pour avoir une promotion ou mener à bien un projet important. Et bien en course au large c’est : six mois où tout donner pour lever des fonds, puis six mois où tout donner pour finaliser le chantier et mettre le bateau à l’eau, puis six mois où tout donner pour progresser sur les entraînements avant la saison de courses, puis six mois où tout donner car c’est LA saison de courses et… on recommence ! 

C’est épuisant, et j’ai entendu plus d’un skipper dire que si leurs sponsors ne renouvelaient pas les contrats (et donc qu’ils repartaient de zéro), ils ne sauraient pas s’ils auraient la force de relancer un projet…

 

Voilà, on en est là. Au final, je fais quoi ?
Je commence déjà à voir une tendance se dessiner…

Et vous, avez-vous une idée ?